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Nucléaire : Le grand pari sur l'Inde


mardi 28 octobre 2008

Directeur de la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS), Camille Grand estime, dans un article en partenariat avec le Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI), qu’en concluant des accords de coopération nucléaire civile avec l'Inde, les Etats-Unis et la France font le pari d'intégrer progressivement ce pays dans le régime international de non-prolifération bien qu'il ne soit pas signataire du TNP.


En l'espace de quelques semaines, le dossier de la coopération nucléaire civile avec l'Inde (non-signataire du Traité de Non Prolifération), bloqué depuis les essais nucléaires indiens de 1998, a connu trois avancées spectaculaires. D'abord, au terme de plusieurs années de négociations, le 6 septembre 2008, le Groupe des fournisseurs nucléaires (Nuclear Suppliers Group - NSG) a accordé à l'Inde la possibilité d'importer de la technologie nucléaire faisant une exception à ses propres règles qui interdisent en pratique toute coopération avec un Etat n'ayant pas accepté les « garanties intégrales » de l'AIEA (contrôle de toutes les installations nucléaires du pays sans exception). Puis, le 30 septembre, l'Inde signait avec la France un premier accord de coopération nucléaire lors de la visite du Premier ministre Manmohan Singh en Europe. Enfin, le 2 octobre, le Congrès des Etats-Unis approuvait l'accord de coopération nucléaire indo-américain.

Révélateur de la capacité d'influence nouvelle de New Delhi, ce virage majeur a été rendu possible par la conjonction de plusieurs facteurs d'inégale importance.

Le premier élément déterminant a été le rapprochement stratégique entre Washington et New Delhi depuis 2001 dont l'accord nucléaire signé par l'administration Bush en 2005 (accord « 123 ») a été le point d'orgue. Marquant une rupture avec 30 années de politique restrictive des Etats-Unis à l'égard de la coopération nucléaire avec l'Inde (remontant en fait au premier essai nucléaire indien de 1974), l'administration Bush a défendu avec détermination cette reprise des relations nucléaires avec Delhi tant au Congrès que vis-à-vis des autres membres du NSG.

Confrontée à un défi énergétique majeur, l'Inde a joué avec habileté de son statut de puissance mondiale émergente pour obtenir une exception inédite à la règle du NSG exigeant l'application des « garanties intégrales » c'est-à-dire de placer l'ensemble des installations nucléaires sous le contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) ce qui interdit toute coopération avec des pays engagé dans un programme atomique militaire qui, par définition, ne peuvent accepter un contrôle international sur leurs installations militaires. Dans cette démarche, Delhi a bénéficié l'engagement des Etats-Unis et de l'appui sans faille de la France - qui militait en ce sens depuis des années -, du Royaume-Uni, de la Russie qui n'ont ménagé aucun effort diplomatique pour convaincre les 45 membres de ce club d'exportateurs de technologie nucléaire qu'est le NSG. Ces efforts sont venus à bout des réticences initialement fortes de pays comme l'Irlande, l'Autriche, la Suisse, la Norvège, le Japon ou le Canada qui, au prix d'ajustements mineurs, ont fini par accepter le texte.

L'esprit de l'accord nucléaire indo-américain et de l'exception accordée à l'Inde par le NSG repose sur un compromis simple : en contrepartie de son accès au marché nucléaire international, l'Inde accepte de s'insérer dans le régime de non-prolifération à travers plusieurs initiatives concrètes (placement sous contrôle international de la majorité de ses réacteurs existants, maintien du moratoire sur les essais nucléaires, engagement en matière de contrôle des exportations...). En dépit de tensions fortes au sein du gouvernement et du parlement indien sur les concessions faites, on peut noter que ces engagements restent en deçà de ce que beaucoup de pays et d'experts recommandaient puisque l'Inde conserve intactes ses capacités nucléaires militaires dont des sites exclus de tout contrôle international et ne s'engage pas à signer le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (que, il est vrai, l'administration Bush ne veut pas plus ratifier).

Cet évènement majeur doit être analysé sous quatre angles différents.

Au plan stratégique, l'affirmation qu'il s'agirait d'un « désastre en matière de non-prolifération » paraît excessive, voire injustifiée. Le dispositif repose sur un double pari à long terme : le rapprochement graduel de Delhi des normes internationales en matière de non-prolifération et le fait que « l'exception indienne » ne créera pas un précédent fâcheux ayant pour effet d'encourager la prolifération nucléaire. Sur le premier point, le processus semble bien engagé même s'il devra être évalué dans la durée tandis que la concession faite à l'Inde prend effet immédiatement. Sur le second, il existe plusieurs arguments justifiant le caractère unique de cette exception indienne et il est inexact d'affirmer que le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) sort affaibli de cet épisode, puisque l'Inde n'y est pas partie.

Au plan énergétique, le renouveau de la coopération nucléaire civile avec l'Inde est l'un des évènements les plus symboliques de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la « renaissance nucléaire ». Confrontée à un problème énergétique majeur et alors que le nucléaire couvre aujourd'hui moins de 3 % de ses besoins en énergie, l'Inde a fait le choix de développer avec une assistance étrangère un vaste parc de centrales nucléaires. Son programme porte sur la construction de 40 centrales pour un total de 60.000 MW dans les quinze ans à venir pour un montant total de 100 milliards de dollars, marché qui aiguise les appétits des grands opérateurs nucléaires français (Areva), américano-japonais (General Electric-Hitachi), nippo-américain (Toshiba-Westinghouse) et russe (Rosatom).

Au plan environnemental, ce choix répond au défi que représente le développement économique de l'Inde dont les besoins énergétiques devraient doubler d'ici 2030 selon l'Agence internationale de l'énergie alors que l'Inde est déjà le troisième pollueur de la planète du fait de sa forte consommation de charbon. Il pourrait à terme contribuer à la réduction des émissions de CO2 indiennes.

Au plan diplomatique enfin, le rapprochement indo-américain apparaît comme l'un des grands (et rares) succès de politique étrangère du président Bush. Il est à noter que le renforcement de la coopération nucléaire avec l'Inde bénéficie d'un vaste soutien bipartisan à Washington (le Sénat a adopté le texte par 86 voix - dont celles de Mc Cain et d'Obama - contre 13), ce qui témoigne l'influence forte du lobby indo-américain à Washington. Tout ceci met en lumière peut-être plus encore de la place qu'a désormais prise l'Inde sur la scène internationale et sa capacité nouvelle à obtenir ce qu'elle souhaite sur des dossiers difficiles mais cruciaux pour son avenir. Ainsi, l'axe Washington-Delhi apparaît comme l'un des éléments structurants du paysage stratégique asiatique voire mondial.

Par Camille Grand
Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique
Le site du CERI

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