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Professeur à l'Edhec, directeur de la chaire Management des risques criminels, Bertrand Monnet réalise fréquemment des études de terrain (Nigeria,Liberia, Colombie,Balkans...)...

Nigeria: l’enfer des majors de l’or noir (Reportage)


mercredi 22 décembre 2010

Dans un pays miné par la corruption, des millions de Nigérians ne touchent rien de la manne pétrolière. Entre guérilla, piraterie et enlèvements, le delta du Niger est devenu un cauchemar pour les compagnies occidentales. Une enquête exclusive de Bertrand Monnet avec Charles Haquet.


"Nous avons déclaré la guerre du pétrole." La voix de John Togo est étonnamment douce et posée.

Mais la trace de la balle qui a déchiré son visage raconte une autre histoire. Muscles noueux, regard dur, le «général» Togo est le chef de la Niger Delta Liberation Force - la seule guérilla nigériane qui ait refusé de déposer les armes.

Loin des derniers postes de l'armée, le camp des rebelles n'est accessible qu'en pirogue. Pour y parvenir, il faut naviguer une heure dans le delta du fleuve Niger, un splendide labyrinthe de mangroves en pays ijaw, l'ethnie majoritaire dans cette région. Dans des bassins en béton, sur la rive, de jeunes caïmans s'agitent nerveusement. La nuit, ces bêtes sont attachées à des pieux, sur la berge. Malheur à l'intrus qui passerait à leur portée. «Je refuse la paix proposée par le gouvernement parce qu'elle ne change rien pour nous, poursuit JohnTogo. Les populations ijaw sont de plus en plus pauvres, alors que l'Etat et les compagnies étrangères gagnent chaque jour davantage d'argent en exploitant le pétrole qui se trouve dans notre sol.»

Derrière lui, les freedom fighters opinent, cartouchières en bandoulière. Le 17 novembre dernier, ces redoutables combattants ont tué neuf soldats nigérians. Deux jours plus tard, ils ont dynamité l'un des principaux pipelines qui traversent le pays.
 
Shell,Chevron,Total ou Agip y ont prospéré
 
Cette ambiance à la Mad Max illustre une terrible réalité, celle d'un pays pétrolier qui a sombré dans le chaos. Dans ce lacis de rivières, la ruée vers l'or noir a dégénéré en lutte sauvage, sur fond de corruption, de piraterie et de kidnappings. Le pays était béni des dieux, mais le pétrole l'a rendu fou. Et dire que l'on pourrait vivre ici comme à Koweït City...

Eldorado pétrolier, le Nigeria possède les dixièmes réserves mondiales de pétrole. Les 2,2 millions de barils de brut extraits chaque jour de son sous-sol font de ce pays africain le sixième exportateur de l'Opep. Abondant, le pétrole nigérian est d'une qualité exceptionnelle. Il est faiblement soufré, ce qui simplifie l'une des opérations les plus coûteuses, le raffinage. Il est aussi facile à extraire, du moins sur les concessions terrestres, où le brut ne se trouve parfois qu'à quelques mètres de profondeur. Des conditions géologiques exceptionnelles pour les majors - Shell, Chevron, Agip, Total ou Exxon - qui ont planté leurs derricks dans ce sol gorgé d'huiles lourdes, mais aussi de gaz. Le pays possède en effet les huitièmes réserves mondiales de gaz naturel.

Dans un pays miné par la corruption, des millions de Nigérians ne touchent rien de la manne pétrolière. Entre guérilla, piraterie et enlèvements, le delta du Niger est devenu un cauchemar pour les compagnies occidentales.

La plupart du temps, ces compagnies opèrent en consortiums dans lesquels la compagnie d'Etat Nigeria National Petroleum Corporation (NNPC) est majoritaire. Depuis le début des années 70, ces montages industriels ont rapporté des centaines de milliards de dollars à l'Etat fédéral nigérian. Malheureusement, les populations du delta n'ont presque rien touché de cette manne providentielle.

Les 15millions d'habitants des Etats de Rivers, Delta, Bayelsa et Akwa Ibom s'entassent dans d'immenses bidonvilles, insalubres et dangereux, quand ils ne survivent pas dans des villages totalement coupés du monde.

La raison: l'Etat nigérian est profondément corrompu - il apparaît à la cent trente quatrième place dans le classement de Transparency International sur la corruption. Dans un souverain mépris d'une loi qui impose pourtant que 13 % des revenus pétroliers soient redistribués aux populations locales, nombre de dirigeants locaux et fédéraux ont détourné des dizaines de millions de dollars, alors que le revenu journalier moyen de leurs administrés n'atteignait pas 1 dollar.

Vols de pétrole brut et raffineries clandestines

Est-il étonnant que ces populations aient voulu à leur tour capter une part de ces richesses ? De ce terreau de misère et de corruption est née une pratique spectaculaire, le bunkering, qui consiste à voler du pétrole brut à ceux qui le produisent - les compagnies pétrolières. En parcourant le fleuve, on mesure l'ampleur du phénomène.

Poussé par son moteur de 150 chevaux, le speed-boat file au milieu des pêcheurs et des pirogues surchargées de barils rouillés. En chemin défilent des images surréalistes d'hommes en guenilles qui, sur la rive, vident des barils de pétrole brut dans des cuves en flammes : par dizaines, ces raffineries clandestines distillent le pétrole siphonné dans les pipelines des alentours...

 Pour dérober le pétrole, il y a deux techniques. La première, artisanale, consiste à percer un «pipe» de faible diamètre et à recueillir le pétrole dans des récipients de fortune : baril, bidon, barque... Très polluant, ce système tue régulièrement des centaines de personnes, brûlées vives dans l'explosion d'oléoducs sous pression. La seconde méthode, plus industrielle, consiste à souder une vanne clandestine sur un oléoduc de gros diamètre. Une fois le robinet ouvert, le pétrole est mis en barils, chargé dans des barges, puis transbordé sur des pétroliers de 25 000 à 40 000 tonnes qui remontent alors les bras du delta pour emporter leur précieuse cargaison vers des raffineries africaines.
 
Pratiquée par des milliers de Nigérians, cette activité rapporte chaque année plus de 5 milliards de dollars, selon les estimations les plus sérieuses.
 
Les vrais pirates? Hauts gradés et politiques
 
Comment un tel trafic est-il possible dans une région quadrillée en permanence par l'armée et par les services de renseignements ? La réponse, là encore, tient en un mot: corruption.

En réalité, les forçats du fleuve ne touchent que les miettes du butin. Les vrais pirates sont, selon toute vraisemblance, de hauts gradés de l'armée et de la marine nigérianes, et quelques hommes d'affaires et dirigeants politiques de premier plan.

Ce vol à grande échelle coûte chaque année aux majors entre 5 et 10 % du brut extrait. Le directeur de la filiale d'Agip au Nigeria a même déclaré au printemps dernier que le bunkering privait son entreprise de 30 % de sa production.

Si le pétrole ne rapporte presque rien aux populations du delta, il leur coûte en revanche très cher. Ijaw, Itsekiri, Ibo..., les milliers de communautés ethniques souffrent toutes de la pollution massive engendrée par l'activité pétrolière - qu'il s'agisse des compagnies, peu soucieuses de l'environnement, ou des dégâts collatéraux liés au bunkering.Torchères installées à quelques mètres de villages traversés par des pipelines hors d'âge, forages abandonnés, explosions, fuites gigantesques : chaque année, l'équivalent de la marée noire de l'Erika se déverse dans le delta.
 
Faire payer les majors par tous les moyens

 Que peuvent faire les populations ? Exiger une juste répartition des revenus pétroliers serait illusoire.Les mopols, gendarmes mobiles nigérians particulièrement habiles dans le maniement du fouet métallique et de la crosse d'AK47, ainsi que les milliers de soldats présents dans la région auraient tôt fait de museler toute contestation civile.

 La seule réponse des communautés locales, c'est de faire payer - toujours plus, et par tous les moyens - les compagnies étrangères. Ces dernières n'ont pas le choix. Refuser, c'est s'exposer à des violences pouvant aller du blocage de sites à l'exécution sommaire du personnel, local ou expatrié. En sous-main, la plupart « arrosent » les rois des communautés environnantes.

Pour une major, il est difficile d'échapper à ce racket. Les pétroliers construisent aussi sans rechigner certaines des infrastructures qui manquent tant dans le delta : écoles, dispensaires, puits, routes... Ils emploient également des locaux sur leurs installations.

Mais tout cela ne suffit pas quand la population du delta se compte par millions. La frustration des peuples n'a donc fait que croître, donnant naissance à une contestation armée qui n'a cessé de s'étendre et de se sophistiquer. En témoigne l'attaque subie par la compagnie para-pétrolière française Bourbon, le 22 septembre dernier. « On n'avait encore jamais vu ça. Cinq speed-boats, avec 300 chevaux de poussée, arrivent sur la plateforme offshore en quelques secondes. A bord de chaque bateau, huit à dix types armés.Tirs nourris, abordages coordonnés : c'était du travail de professionnels.»

Vingt ans dans les commandos de marine français, puis quelques années passées à patrouiller autour de plateformes pétrolières à la tête d'une escouade de mopols : l'homme qui témoigne sait de quoi il parle. Jusqu'où peut aller cet activisme? La réponse est difficile.

Le 16 novembre dernier, l'armée nigériane a conduit une offensive majeure. Conseillés par des chefs rebelles démobilisés, les militaires ont attaqué - et détruit - le camp du redouté Obase, dernier chef connu du Movement for the Emancipation of the Niger Delta (Mend),une faction qui a commis l'essentiel des enlèvements ces derniers mois (lire l'encadré ci-dessous).

Au cours de l'opération, l'armée nigériane a libéré dix-sept otages - dont deux Français qui travaillaient pour la compagnie para-pétrolière Transocean. Ces derniers mois, d'autres groupes avaient déposé les armes - séduits par les promesses d'amnistie du président nigérian,Goodluck Jonathan, et par la prime de 215 dollars que le gouvernement s'est engagé à verser à chaque rebelle repenti. 

Total pourrait se retirer du pays
 
Mais tous n'ont pas renoncé. Aujourd'hui, le général Togo et sa guérilla apparaissent comme le dernier mouvement rebelle actif. Contrairement à d'autres factions, davantage motivées par l'argent des rançons que par la défense des peuples du delta, Togo se dit investi d'une mission : « Nos conditions pour déposer les armes sont claires. La création d'un Etat indépendant et une juste répartition des ressources pétrolières tirées de notre sol. » Si ces propos laissent dubitatifs certains observateurs locaux, les groupes pétroliers, eux, continuent de trembler. Le 19 novembre, le président de Total, Christophe de Margerie, annonçait que la dégradation des conditions de sécurité dans le delta du Niger pourrait pousser sa compagnie à se retirer du pays.

Retour au camp rebelle, où la nuit est tombée. La tension monte chez les combattants, galvanisés par le discours de leur chef, mais aussi par l'alcool et par les rafales de fusils mitrailleurs. Il est temps de repartir en speed-boat vers Warri, deuxième ville du delta après Port-Harcourt, la capitale pétrolière du Nigeria.

 Entrer de nuit dans ce port pétrolier est féerique. Au loin, les flammes des torchères s'élèvent dans le ciel, tandis que le faisceau de puissants projecteurs se reflète dans le fleuve. La lumière est aveuglante, mais elle s'estompe dès que l'on remonte vers la ville. Dans les ruelles insalubres, l'obscurité est totale. Attirés par les rares lumières, des enfants errent, démunis. Dans leurs regards, on lit le désespoir le plus sombre.


ENCADRE

Le kidnapping, un business florissant

Avec 268 rapts recensés depuis le début de l'année, dont 82 visant des expatriés, le kidnapping atteint des sommets dans le delta du Niger. Loin des opérations idéologiques menées par Al-Qaida dans le Niger voisin, l'enlèvement à la nigériane n'a qu'une motivation: l'argent. Et les «expats» constituent une cible en or.

Certains sont capturés à leur hôtel, dans leur
compound (résidence sécurisée) ou dans un bar, pour les rares inconscients qui sortent sans escorte armée dans les rues de Port-Harcourt ou de Warri. Qui sont les ravisseurs? Des groupes aux noms inquiétants -Outlaws, Icelanders ou Vikings. Véritables fraternités criminelles, ces cult groups recrutent leurs membres dans les universités.

 
Mais les enlèvements que les majors redoutent le plus sont ceux opérés en mer par les mouvements armés du delta. Avant tout parce que ces rapts, menés comme des opérations militaires, ont souvent lieu à quelques mètres des plates-formes pétrolières... En elle-même, la rançon (50000à 250000 dollars) ne constitue pas un réel problème pour les compagnies : elles sont assurées et ne supportent pas le coût de l'enlèvement - plus faible au Nigeria qu'au Mexique ou qu'en Russie, par exemple.

Si la vingtaine d'otages détenus récemment par Obase, le dernier chef connu du Mend, n'ont pas subi de violences physiques, ils ont encaissé un choc psychologique lié aux conditions - très dures - de leur libération. Des sociétés spécialisées dans la négociation, comme le britannique Control Risks, le savent bien : payer trop vite le montant exigé,c'est faire durer l'enlèvement et le rendre très dangereux.Voyant que l'entreprise paie sans problème, les ravisseurs demandent toujours plus. Surtout, l'entreprise est identifiée comme une cible facile par tous les ravisseurs qui pullulent dans la région.

Une négociation se déroule en plusieurs phases, toujours au téléphone. D'abord, la demande de rançon : « Nous voulons 2 millions de dollars.» Réponse du négociateur : «Nous allons réfléchir.» Quelques heures - ou jours - passent avant qu'il ne rappelle: «  Impossible. Le maximum que nous pouvons donner, c'est 80000.» Suit une négociation strictement commerciale. Objectif du négociateur: faire comprendre aux ravisseurs que l'entreprise n'est pas un bon «client», sans mettre en danger la vie des kidnappés...

Récemment, ce sont les otages du chef Obase qui ont dû tenir eux-mêmes le téléphone! On imagine l'état des victimes lorsqu'elles ont dû dire à leurs ravisseurs que leur employeur ne voulait pas payer plus de 80000 dollars pour leur libération... Cruel, mais la sécurité des majors du delta est à ce prix.

 
 

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